children playing

Les éducatrices en services de garde : les anges oubliés ?

Printer-friendly versionSend by emailPDF version
Author: 
Mathieu, Sophie
Format: 
Article
Publication Date: 
8 May 2020
AVAILABILITY

EXCERPTS

On fait beaucoup cas depuis le début de la pandémie de Covid-19 du manque criant de personnel dans les établissements de soins de santé. Il en manquerait quelque 10 000, selon les derniers chiffres : employés malades, ou ne voulant pas mettre leur santé à risque.

Avec le déconfinement graduel, une autre crise émerge : celle des éducatrices en garderie. Alors que Québec ouvre dès lundi les services de garde dans l’ensemble des régions — et deux semaines plus tard à Montréal — plus de 6 000 d’entre elles auraient déjà signalé qu’elles ne rentreraient pas travailler, ou n’ouvriraient tout simplement pas leur service de garde en milieu familial.

Mal payées, mal valorisées et aucune prime

Cette nouvelle crise met en lumière la réalité de ces éducatrices, notamment celles qui œuvrent dans le secteur privé : mal payées, peu valorisées. Fait révélateur : celles qui ont travaillé ces dernières semaines dans les CPE maintenus ouverts, pour permettre aux travailleurs prioritaires d’y faire garder leurs enfants, n’ont eu droit à aucune prime de risque, en dépit des demandes répétées des syndicats et de l’opposition.

Comment est-il possible que les services de garde soient essentiels au point de demeurer ouverts pendant la pandémie, que le déconfinement progressif soit tributaire de leur disponibilité, mais que les personnes sur la ligne de front avec les enfants ne bénéficient d’aussi peu de reconnaissance ? En tant que chercheuse postdoctorale en sociologie et experte de la politique familiale québécoise, c’est la question que je me pose depuis le début de cette crise.

Selon des chiffres datant de mars 2019 du ministère de la Famille, 64 % des enfants de 0 à 4 ans fréquentent un service de garde ou la maternelle 4 ans.

Avec l’éclosion de la pandémie, seuls les milieux offrant des places subventionnées ont été autorisés à offrir des services d’urgence. Les parents travaillant dans les services essentiels dont les enfants fréquentaient une garderie non subventionnée ont dû opter pour un nouveau service de garde à partir du 3 avril. C’est donc 23 % des places qui se sont évaporées, mais sans doute encore plus, puisque les milieux familiaux subventionnés ont eu la possibilité de continuer à offrir des services, mais seulement sur une base volontaire.

Qui doit s’occuper des enfants en temps de crise ?

En l’espace de quelques jours, la norme sociale qui consiste à envoyer un enfant d’âge préscolaire dans un service de garde a été renversée à 180 degrés, le taux d’occupation des CPE oscillant autour de 4 %. Évoquant sur les réseaux sociaux la « question de santé et de respect pour nos éducatrices », l’offre de services pour les travailleurs essentiels s’est vue accompagnée d’une demande formulée sur plusieurs tribunes par le ministre de la famille Mathieu Lacombe, soit celle de leur utilisation en dernier recours.

C’est sans doute dans le même esprit que des travailleurs pourtant jugés essentiels, comme les employés de la société des transports de Montréal (STM) ou les travailleurs de la construction à partir du 20 avril, n’ont pas eu accès aux services de garde d’urgence.

Dans un contexte où les enfants sont gardés à la maison pour une période indéterminée, alors que les parents tentent de poursuivre leurs activités professionnelles, à qui la responsabilité du travail de reproduction sociale qui consiste à veiller au bien-être, à la sécurité, au développement et à l’épanouissement des enfants incombe-t-elle ? Au gouvernement, au milieu de travail ou aux parents ?

Le recul de l’égalité des genres

Au Québec, comme dans l’ensemble des sociétés développées, la participation des femmes au marché du travail est directement liée à la disponibilité des services de garde et à l’acceptabilité sociale de leur utilisation. L’égalité entre les hommes et les femmes dépend, en grande partie, de la « dématernalisation » des soins, en dirigeant une partie du travail de reproduction sociale à l’extérieur de la cellule familiale.

Mais qu’arrive-il lorsque ces services ne sont plus disponibles ou lorsque leur utilisation est limitée ? On peut aisément supposer que la période de pause engendre une « maternalisation » accrue du travail de reproduction sociale. Dans les cercles universitaires, un article) circule sur la chute dramatique de la proportion de femmes qui soumettent leurs recherches pour publication à des revues savantes… parallèlement à une hausse de la productivité des hommes.

Avec la crise qui risque de durer des mois, le brouillard entourant le processus de réouverture des services de garde, et le fait que 43 % des responsables en services de garde en milieu familial songent à mettre la clé sous la porte, la division non genrée du travail de reproduction sociale risque d’en prendre un coup. Des données de l’Enquête sociale générale sur l’emploi du temps montraient déjà, avant la pandémie, des inégalités importantes entre les hommes et les femmes dans le temps consacré aux tâches ménagères et au soin des enfants.

Une opportunité manquée

La crise de la Covid-19 semblait pourtant propice à une reconnaissance de la valeur du travail de reproduction sociale. Jamais le travail des éducatrices n’aura été aussi important. Jamais ce travail n’aura été aussi risqué et empreint de défis. Jamais, paradoxalement, il n’aura été aussi peu reconnu.

Serions-nous en train d’assister à un retour sournois et pernicieux à des valeurs conservatrices qui identifient la famille — et plus particulièrement la mère — comme étant la mieux placée pour offrir des soins en période de crise ?

À l’instar de la mise en place de primes par le gouvernement pour le personnel déployé contre le virus, plusieurs compagnies privées, en particulier des épiceries, ont rapidement bonifié le salaire de leurs employés pour les compenser pour les risques encourus. Pourquoi ne pas avoir fait ce choix pour les éducatrices, dont la prestation de service est liée à la disponibilité des travailleurs de la santé et au redémarrage de l’économie en permettant aux parents, et plus particulièrement aux mères, un retour au travail ?

Ce manque de valorisation du travail hautement essentiel effectué par les éducatrices n’est pas de bon augure pour la suite, si on se fie aux leçons qui se dessinent avec la crise des CHSLD. L’absence probable de 6 000 éducatrices dans les services de garde qui s’apprêtent à rouvrir, tout comme le manque de personnel dans les CHSLD, nous aideront peut-être à prendre enfin conscience de l’importance et de la valeur du travail de soins effectués par les femmes, trop souvent gratuitement ou contre un petit salaire.

Dommage que ce soit les plus vulnérables, les enfants et les aînés, qui en paient le prix.

Region: 
Tags: