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La déconfiture d’une bonne idée

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Author: 
Paré, Isabelle
Format: 
Article
Publication Date: 
26 Nov 2016
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EXCERPTS

Avec deux petits en garderie privée et une facture qui aurait caracolé à plus de 70 $ par jour, Isabelle et son conjoint ont décidé qu’elle resterait à la maison après leur deuxième enfant. Faute de place en centre de la petite enfance (CPE), la jeune mère de famille, qui s’est déjà mise en quête d’une place en milieu familial pour le petit dernier, s’est vite ravisée.

« Avec l’engouement actuel pour les garderies privées, les prix vont jusqu’à 60 $ par jour, alors j’ai cherché du côté des services de garde en milieu familial. J’ai vite déchanté. J’ai visité des demi-sous-sols avec des odeurs de moisissure et même des horreurs, comme des commodes accessibles aux tout-petits qui n’étaient même pas attachées au mur. Je préfère sacrifier le gros de mes revenus en attendant une place en CPE », dit cette étudiante au doctorat.

Au contraire de ceux qui gèrent les coffres du gouvernement, Isabelle a fait son choix en fonction de ses enfants plutôt qu’en fonction de son portefeuille. Mais tous les parents n’ont pas cette possibilité.

Un réseau chamboulé

Vingt ans après sa création, le réseau de garde à contribution réduite dans des CPE et les garderies privées subventionnées croît aujourd’hui au compte-gouttes. Depuis le rehaussement du crédit d’impôt pour les frais de garde en 2009-2010 et l’abandon du tarif universel à « 7 $ » en janvier 2016, le nombre de places en garderie commerciale (sans subvention) a décuplé. Entre 2009 et 2016, ce nombre est passé de 7000 à plus de 55 000 places, soit une expansion spectaculaire de près de 1000 %.

Pour bien des observateurs, le réseau de garde a complètement dévié de son objectif et perdu des plumes au fil des ans. L’égalité des chances que laissait espérer un réseau universel à bas tarif n’est toujours pas au rendez-vous, affirme Christa Japel, professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM et spécialiste de l’impact des services de garde sur le développement des enfants.

Seulement 50 % des petits de 0 à 4 ans ont accès à des services de garde subventionnés par le gouvernement et les deux tiers fréquentent des services échappant à des contrôles réguliers, affirme la chercheuse. « On est loin de l’universalité et des services de qualité pour tous », dit-elle.

Et la qualité ?

Grandir en santé, une vaste enquête menée en 2014, a révélé que le tiers des enfants accueillis dans des services de garde au Québec reçoivent des services jugés « insatisfaisants ». Dans les garderies commerciales non subventionnées, quatre poupons sur dix sont exposés à des services qui ne répondent pas aux programmes éducatifs, ainsi que le tiers des enfants de 18 mois à 5 ans.

Roulement du personnel atteignant 50 % par année, formation inadéquate : seulement 10 % des garderies commerciales obtiennent une cote « bonne à excellente », comparativement à 45 % des CPE.

« Dans 50 % des garderies non subventionnées, le personnel n’est pas adéquat », affirme Nathalie Bigras, professeure à l’UQAM et directrice scientifique de l’Équipe Qualité des contextes éducatifs de la petite enfance. « Les éducatrices les mieux formées vont vers les CPE, où les conditions de travail sont bien meilleures. » En milieu familial, 45 heures de formation suffisent aux éducatrices pour obtenir un permis.

« Elles doivent répondre à des paramètres de base pour ce qui est du local, de la sécurité et du nombre d’enfants par éducatrice, mais personne n’y observe la qualité éducative », dit Mme Japel.

Changer le cours des choses

Une étude réalisée par l’équipe de Mme Japel auprès de plus de 1000 enfants nés en 1997 et 1998, publiée dans la prestigieuse revue Pediatrics, est sans équivoque. De meilleures habiletés en lecture, en écriture, en mathématiques : pour les enfants plus pauvres, fréquenter de façon précoce un centre de la petite enfance peut gommer le fossé qui sépare leurs performances de celles d’enfants de milieux aisés aux examens du ministère de l’Éducation en 6e année du primaire.

Or les enfants de milieux défavorisés sont plus nombreux à fréquenter les garderies commerciales de moindre qualité. « C’est alarmant, car c’est pour ces enfants que la qualité peut tout changer », ajoute la chercheuse.

En marge des consultations sur la réussite éducative, le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, également titulaire du portefeuille de la Famille, martèle que les services de garde jouent un rôle majeur dans l’éveil des enfants et la capacité d’atténuer les inégalités sociales. Interrogé par Le Devoir sur l’essor récent des garderies privées et leurs résultats peu enviables, il soutient qu’« il reste du travail à faire pour encadrer davantage ces services et s’assurer qu’ils respectent les programmes ».

Pour l’avenir, le ministre assure que le réseau n’est « plus en développement » et qu’il doit maintenant composer avec ces différents milieux de garde compte tenu du choix fait par le gouvernement de donner aux parents l’entière liberté de choisir où ils feront garder leurs enfants. « Ces places [en garderies privées] sont là […]. Je dois travailler avec eux. On verra s’il y a des améliorations ou des modifications à faire. »

Un choix fiscal

Aux yeux de certains analystes, le coup de pouce donné aux garderies commerciales ne découle pas d’un « choix » des parents, mais plutôt d’un coup fumant du gouvernement. « En fait, on fait la passe avec chaque parent qui quitte un CPE pour une garderie commerciale non subventionnée », affirme l’économiste de l’UQAM Pierre Fortin.

Le calcul est simple. Plutôt que de verser une subvention oscillant autour de 55 $ par enfant en CPE ou de 45 $ en garderie privée subventionnée, Québec s’en tire avec un coût net d’environ 21 $ par enfant s’il verse aux parents un crédit d’impôt pour couvrir une partie du tarif moyen de 37 $ exigé par une garderie commerciale, explique le professeur Fortin.

En affirmant que le coût des services de garde, qui a atteint 2,3 milliards en 2015, est excessif, Québec fait un mauvais calcul, dit-il. « Le gouvernement ne voit que le coût brut de 2,3 milliards, mais ne considère pas les gains nets découlant du taux accru d’activité des femmes sur le marché du travail et de l’augmentation de leurs revenus », avance-t-il.

Entre 1997 et 2016, le nombre de familles monoparentales à l’aide sociale a fondu de 99 000 à 38 000, faisant chuter de façon massive les prestations de soutien versées à cette clientèle. Après la Suède et la Suisse, le Québec affiche aujourd’hui le plus haut taux d’activité des mères dans le monde et coiffe toutes les autres provinces canadiennes.

Les entrées fiscales additionnelles dues à ces changements et la baisse marquée du taux de pauvreté ont rapporté des gains nets d’un milliard de dollars par année aux deux gouvernements, dont 250 millions pour le seul État québécois, selon Pierre Fortin. « Le hic, c’est que l’argent que cette mesure fait entrer dans les coffres de l’État n’est pas été réinvesti dans le réseau de garde public. » Le sort des enfants s’est aussi joué sur fond de chicane fédérale-provinciale.

« Quand les parents paient moins cher en CPE, c’est le fédéral qui fait le plus de gains avec ça, en payant peu de crédits d’impôt, affirme l’économiste. L’idée de Québec, c’est de faire payer les services de garde par Ottawa [par de plus importants crédits d’impôt] en envoyant les parents vers des garderies privées. »

Ni chair ni poisson

Sur le boulevard Saint-Michel à Montréal, six ou sept garderies privées non subventionnées ont poussé comme des champignons ces dernières années, affirme Robert Racine, directeur du Lieu des petits. « Les parents pris à la gorge les choisissent en fonction de leur portefeuille. Qui peut les blâmer ? Ils se disent que, si le gouvernement donne des permis, ça doit s’équivaloir », déplore-t-il.

Invité à Vancouver pour dresser le bilan du réseau de garde québécois, Pierre Fortin affirme que l’impact économique du modèle de conciliation travail-famille créé au Québec est encensé un peu partout dans le monde. Mais sa portée réelle sur le développement des enfants a été diluée en laissant croître des services de moindre qualité en milieu privé, rendus encore plus alléchants par les crédits d’impôt.

Pis, la récente modulation des tarifs, destinée à faire payer le coût du système par les classes supérieures, laisse encore en plan les familles gagnant moins de 50 000 $, pour qui l’option d’une garderie privée demeure encore plus abordable.

« En cherchant à limiter les coûts, on arrive à des résultats ni chair ni poisson. En laissant les deux tiers des enfants dans des services médiocres, on a dilué l’impact social qu’aurait pu avoir notre système sur le développement général des enfants du Québec. »

-reprinted from Le Devoir 

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